Et si l’éloignement favorisait la concordance, épurait l’immédiat, ses nuisances, ses préjugés, permettait seul de libérer en nous cette part que la proximité des autres parfois empêche de s’exprimer, long cheminement de silence vers soi-même au plus intime de ce qu’on est ? L’éloignement comme un moyen de brûler plus, plus librement, face à et dans cette nudité que nous palpons et malaxons en nous-même d’abord aussi, une façon d’être où l’être est nu, nu d’être ce qu’il est.
C’est en écrivant sur duo 12 que cette réflexion me vient, acérée comme une lame que mes mots trempent dans le sang, celui que je vois sur la toile, cette image transparente que je ne regarde que sur écran, toujours différente sur papier. C’est le glissement de ces supports, transitions successives vers autant d’états que de jours différents, de regards, de perceptions, acuité renouvelée de l’esprit qui va fouiller de plus en plus loin et profond dans tout ce que nous tentons de dire, tentons d’écrire, tentons de vivre peut-être aussi. La différence entre Sylvie Heyart et moi n’existe plus, ou presque pas. Elle peint mes mots, je lui prête mon regard, nous tressons ces images ensemble qui ne sont pas que des images, mais un espace de réflexion devenu chair que nous allons explorer non pas ensemble mais d’un même pas, un cheminement qui répond � nos exigences de temps, de mouvement, d’espace propre mais qui se construit pas à pas, émerveillement de recevoir ce qu’elle m’envoie, indicible de découvrir l’écho du son, du rythme de mon écriture dans ses corps nus qui nous ébranlent toutes les deux en profondeur, au plus intime de la fibre.
Dire que nous travaillons ensemble me semble soudain réducteur, c’est de connivence qu’il s’agit, une connivence « de l’intérieur », comme si nous échangions le début, le milieu et la fin d’une histoire, comme si nous entremêlions des fils que nous connaissons toutes deux déjà sans les connaître, que nous portons à travers chair, souffle, désir, envoûtement d’une même musique intérieure que nous gravons grâce à des outils différents qui au bout du compte n’en font qu’un.
Ce désir comme une tension, comme notre fil conducteur, comme une création qui sous-tend tout le reste. Désir qui n’est peut-être même pas le mot juste, tension correspond aussi bien à l’image, à l’esprit, au travail d’où sort le résultat visible que nous montrons. Désir qui ouvre le passage « de l’état au mouvement », une image qui m’est chère à travers tout ce que je fais, écris, vis, aime, comprends, respire, passage, tremplin, fil tendu au-dessus du vide et du néant, celui qui est en moi, qui m’apaise et me terrorise, où je vais voir ce qu’il y a peut-être à comprendre, bulle d’amour et d’espoir mêlés si inextricablement que le mystère s’intensifie au fur et à mesure que je m’y enfonce, un mystère de lumière et d’infini sur lesquels mes mots se posent et naissent, peut-être que ce ne sont que des mots, pas les miens, que des sons, pas les miens, et pourtant je les véhicule, et pourtant je les psalmodie par cette voix qui sort de moi, qui est la mienne peut-être et qu’on me prête ou m’a prêtée en me mettant au monde.
Alors l’éloignement n’est peut-être qu’un prétexte à tisser cette tension entre soi et l’autre, soi et soi, à tisser la toile du monde qui est en nous, ailleurs, dedans, dehors, qu’importe, ici ou là , en ces confins de nous intimes où nous nous perdons et nous nous retrouvons.
Isabelle Normand